IA, streaming et fin de l’Art.

Là où tout a commencé.
Là où tout a commencé.

TW : légers spoilers, Luddisme.

Non-french readers : go to the end please*

C’est dehors !

Plusieurs mois de travail, d’une lecture choc sur mon canapé à la première au Club de l’Étoile (avec une avant première à Satis, tout un symbole) et la voilà : la bande originale de The Wise Old Owl est disponible partout.

Enfin pas tout à fait. Pas le jour où j’écris ces lignes. Elle est accessible sur Bandcamp, mais pas sur les plateformes de streaming. La raison est technique, un incident de mise en ligne léger, mais qui aura pour conséquence que la sortie que j’avais prévue est retardée d’au moins une semaine. Passée la colère (l’incident en question est provoqué par des règles que j’estime stupides, et la version disponible sur ces dites plateformes sera tronquée d’un titre) je me rends compte que c’est une occasion pour moi d’écrire quelques phrases sur le sujet de ces plateformes, et par extension, des mediums liés à mon métier.

Si vous voulez en savoir plus, lisez la suite à vos risques et périls, sinon, bonne écoute !

Spotify vs Bandcamp

Parlons chiffres. Ce 19 décembre 2022 j’ai, sur mon compte « ditto » qui me permet de diffuser ma musique sur toutes les plateformes de streaming, 12 119 streams cumulés depuis 2020 (année de publication de mon premier EP). Les royalties qui en découlent ? 10 euros.

Bon.

Passons à Bandcamp. J’y ai en total 17 « followers ». Pour être précis 17 personnes ont acheté une ou plusieurs de mes sorties et, depuis 2020, ils m’ont permis de gagner plus de 100 euros. D’autres personnes écoutent la musique sans la payer, et j’ai le contrôle du nombre d’écoutes qu’ils peuvent effectuer. Il y a environ l’équivalent de 1200 streams sur mon Bandcamp depuis 2020.

Sur deux ans donc ,

  • Spotify, Deezer, etc : 12119 streams, 10e de chiffre d’affaire
  • Bandcamp : 1200 streams, 100e de chiffre d’affaire

Certes, 100 euros sur deux ans c’est encore bien peu pour payer un loyer ou même un sandwich, et oui, les commandes de musique pour le jeu vidéo, les films, ou le spectacle vivant me rapportent beaucoup plus (un salaire presque décent en gros). Et honnêtement je vis en grande partie grâce à mon métier, que je fais tous les jours, et ça vaut bien quelques désagréments financiers de temps à autres. Mais relisez les chiffres et vous comprendrez où je veux en venir.

The Wise Old Owl, une histoire d’Intelligence Artificielle

J’en reviens à la bande originale de The Wise Old Owl. L’histoire du film s’inspire de cet événement, à savoir la mise à pied par Google d’un ingénieur, Blake Lemoine, déclarant à qui veut l’entendre que le modèle de langage sur lequel il travaille (LaMDA, une « IA « pour aller dans son sens) est conscient, et sensible. La lecture de cet article m’a énormément remué; j’ai trouvé extrêmement difficile de me convaincre que ce programme n’est pas une personne, et je crois sincèrement que cet ingénieur n’est que le premier d’une longue série de gens qui vont se persuader que les IA sont là, parmi nous, et qu’il faut les respecter, quel qu’en soit le prix peut-être… D’aucuns diraient que c’est ainsi que commencent les mouvements religieux. Personnellement c’est comme ça que je le vois : cette situation est intéressante au plus haut point et me renvoie au meilleur de la science-fiction. Encore un exemple que nous avons franchi le Rubicon. Le futur est déjà là, il n’est juste pas équitablement réparti, comme le dirait William Gibson (auteur de Neuromancien, inventeur du terme cyberespace, et influence majeure du cyberpunk et notamment de Matrix). Pour moi les questions sont plutôt : qu’est ce que tout ça dit de notre capacité de reconnaitre de la sensibilité et du libre arbitre chez l’Autre ? Et qu’est ce qu’on en fait ? D’après ce que j’en comprends, c’est aussi les questions que Blake Lemoine soulève. l’émergence des IA devrait nous réveiller du cauchemar non-empathique dans lequel nous sommes englués.

Revenons à la musique. Le travail sur cette BO a été passionnant. J’ai pu travailler en amont du tournage, être présent sur celui-ci (en tant qu’ingé son), et j’ai eu carte blanche, grâce à mon ami et réalisateur du film Quentin Porte pour utiliser un logiciel me permettant de « coder » la musique, à savoir le génial Sonic Pi créé par Sam Aaron (allez soutenir ce projet si vous le pouvez, c’est incroyable).

Le résultat a semble- t-il satisfait Quentin et les retours jusqu’à présent sont merveilleux. Merci d’ailleurs !

J’aimerai dans un futur proche réaliser une vidéo « making of » vous montrant que j’ai ainsi pu faire ce que j’aime faire au plus haut point : allier fond et forme via le symbolisme et les choix d’outils et techniques de composition.

Coder la musique d’un film parlant d’IA, quoi de plus à propos ?

Parlons d’IA justement…

Miso et Philo sont dans un bateau, Technie tombe à l’eau…

Il est vrai à la fois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre à le voir.

Maurice Merleau-Ponty, Le visible et L’invisible

La pochette de la BO est une version « glitchée » par mes soins d’une image générée par IA (l’affiche officielle du film). Le choix d’utiliser une image généré par IA est poétique : c’est illustration de la fable racontée par l’IA à Blake Lemoine, le fameux ingénieur de Google dont je parlais plus haut. Une autre IA en fait un commentaire, visuel cette fois, avec l’inquiétante étrangeté typique de ces programmes. Encore une fois, il s’agit de faire coïncider fond et forme. Dans le cas de ma pochette, il s’agissait d’en faire une version qui colle à mon esthétique générale, et qui soit comme un commentaire sur le geste graphique non-humain. J’ai donc « massacré » cette chouette, pour la rendre encore plus étrange et numérique.

Concernant les IA graphiques : j’ai pu suivre avec intérêt l’émergence de ces outils ces dernières années, et la réaction de rejet récente par mes connaissances et ami.e.s graphistes m’a à la fois rassuré et attristé. Le vol de données qui alimentent certains de ces outils est injuste et immoral de mon point de vue, et voir des institutions comme des mairies y faire appel plutôt que d’employer des artistes humains est problématique. Mais comme les Luddites, je ne pense pas que rejeter l’outil est la solution. Il faut le voler, le copier, le casser, l’utiliser, le rendre caduque, l’améliorer, bref : se l’approprier et en faire un outil artistique.

En musique, cela fait plus de dix ans que je suis convaincu que la génération d’IA musicale sera un grand moment, terrible et grisant, et je fantasme volontiers sur ce que ces outils me permettront de faire. Comme le procédural ne devient intéressant à mes yeux qu’une fois une couche de choix artistiques appliquée, je crois que l’IA en musique permettra de générer des matières passionnantes qu’il conviendra de façonner, avec notre expérience de compositeur.ice.

Je n’ai pas envie d’écrire un article universitaire, je préfère vous renvoyer à ceux que j’ai écrit il y a presque dix ans sur le sujet. Voici donc un article, et un autre, qui datent de l’époque (2014 pour être précis) où je tentai d’écrire une thèse sur les rapports ambiguës qu’entretiennent les compositeurs et compositrices avec la Technique. J’y parlais notamment d’Autotune, un outil qui a fait du bruit à l’époque de sa démocratisation. J’espère que vous aurez un peu d’indulgence pour mes bêtises de doctorant.

Bref. Tout ça pour vous dire que je vous invite à soutenir les graphistes et les artistes en général.

Soutenir l’entreprise algorithmique du grand Capital (ou de la grande Algocratie) c’est bien, soutenir les artistes qui alimentent littéralement ce Léviathan c’est mieux (oui c’est une tentative de retomber sur mon pied gauche après ce backflip technophile quasiment néo-libéral).

Pour finir, voici une citation que j’adore d’Ursula K. Le Guin, en 2014 (décidément), probablement la plus grande artiste de science fiction de tous les temps :

« “We live in capitalism. Its power seems inescapable. So did the divine right of kings. Any human power can be resisted and changed by human beings. Resistance and change often begin in art, and very often in our art, the art of words.”

Je vous laisse traduire ou vous faire traduire La vidéo est ici. Sur ce, vive la science fiction, vive les arts visuels, vive le cinéma, vive le « art of words » et vive la très sainte Musique (et bravo si vous avez tout lu. Ou désolé, au choix).

Bonne écoute !

Chris

*you are outnumbered ! I didn’t write this one in english (nor the others you may object) but it might interest you. So maybe I will ? It’s about AI, streaming and the end of Art. Please send me a message if you want an english version. If you read up, you’ll see there is a citation in english though. I’m like that.

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